Étienne Jarrier : Chef d'orchestre hors norme

Le 01/03/2025
Les arrivées en fanfare, ça les connaît : les musiciens de l'Orchestre du Nouveau Monde - ONM pour les intimes - cassent les codes de la musique classique et militent pour une société plus juste et écologique. Loin des salles prestigieuses, c'est dans la rue qu'ils font résonner un vent de jeunesse et de révolution avec leurs notes insolentes. Rencontre avec leur chef d'orchestre.
“Nous voulons nous battre contre toutes les formes d'oppression.”
BIO EXPRESS
- Étienne Jarrier, chef d'orchestre de l'Orchestre du Nouveau Monde, dit "ONM", est né en 2002.
- Après dix ans de conservatoire et d'apprentissage de la clarinette, il entre en classe prépa littéraire.
- En 2020, il organise un concert hommage à son père décédé avec un groupe d'amis musiciens. Issus de la génération climat et très soudés, ils décident de continuer à jouer ensemble en créant l'ONM.
- S'ensuivent de nombreux projets, comme l'action au salon VivaTech avec le collectif StopEACOP en juin 2022.
- En décembre 2022, l'ONM joue dans le film Glacier de Camille Étienne Avant l'orage.
- L'ONM a participé au Climat Libé Tour organisé par le journal Libération en 2023.
- En 2024, l'ONM fait à nouveau le buzz en jouant une parodie de Maréchal, nous voilà devant le siège du RN dans l'entre-deux-tours des législatives.


Orchestre du Nouveau Monde, pourquoi ce nom ?
C'est une référence à la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák, dans laquelle il y a une tension entre une pensée colonialiste et la récupération de thèmes dits "indigènes" symbolisant la nature. On voulait, nous aussi, amener la nature dans la musique classique et être un orchestre symbole d'un nouveau monde : celui dont on rêve. Sur les constats, il y a unanimité. Nous voulons nous battre contre toutes les formes d'oppression. Nous voulons transformer ce système, créer un nouvel horizon et dénoncer non pas les dérives mais les problèmes structurels que contient le capitalisme. Et nous voulons le faire avec le symbole de la musique classique. Ça nous amuse d'utiliser cette façade d'orchestre bourgeois pour faire quelque chose de punk. C'est pourquoi on joue dans la rue, avec un orchestre mi-pro, mi-amateur. On a envie de "mettre en danger" l'orchestre, avec tout ce qu'il symbolise, pour troubler.
Quel est l'acte de naissance de l'ONM ?
Sans doute le projet Avant l'orage avec l'activiste Camille Étienne. C'était comme si une étoile nous disait : "Si, si, faire de l'art politique, ça a du sens." Car la question centrale est de savoir si l'art est un moyen de toucher, transformer et donner envie de faire des choses. Il semble que oui. La politique devrait d'ailleurs s'inspirer de tout ce que l'art a appris, et les deux peuvent s'alimenter.


Comment met-on de la nature dans la musique ?
Quand je propose une version d'une musique à l'orchestre, j'utilise des métaphores. La pièce de Stravinsky Petrouchka commence par des flûtes. Au lieu de jouer ces notes de façon mécanique, en évoquant une ballerine sautillante en tutu, on peut choisir l'image des oiseaux. On peut alors "charcuter" la partition, la rendre organique, en demandant aux musiciens d'improviser, d'interagir, de reprendre les motifs comme des oiseaux qui dialogueraient entre eux. Dans la musique classique, ne pas suivre strictement ce qui est écrit, ça n'existe pas ! Nous, on essaie d'introduire de l'humain, du vivant, des images, dans ce qui, à la base, n'est que des notes sur du papier. On fait beaucoup de concessions, on tord la structure de l'orchestre, et il y a énormément d'adrénaline.
Quels sont les retours des gens face à vos actions ?
Souvent beaucoup d'étonnement. On arrive en costume, dans la rue, et on casse les codes de l'orchestre. Les gens ne s'attendent pas à ce que la musique classique, ça puisse être "ça", ni, dans l'autre sens, à ce que l'écologie, ça puisse être "ça". Et puis il y a la joie, l'idée que le mouvement militant peut véhiculer de la joie.
Ce numéro de Culture Bio attire l'attention sur l'eau : est-ce un sujet que vous travaillez ?
En 2023, on a joué la Moldau, une pièce de Smetana qui parle d'une grande rivière, très solennelle, pour créer un rapport d'empathie avec le système eau, dans son équilibre, sa beauté. Notre manière de la jouer disait combien ce système nous protège. Nous avons aussi le projet d'aller jouer au bord de l'eau, toujours dans cette idée-là. On devait jouer avec Canopée* l'été 2024 avant que la dissolution ne vienne changer nos plans. On pensait aussi faire quelque chose avec une association qui se préoccupe des océans, comme Bloom peut-être, en tout cas une asso de plaidoyer. On réfléchit aussi à des collaborations en milieu scolaire. L'angle de la pédagogie nous passionne.
Vous vous êtes fait remarquer notamment contre le projet EACOP, l'oléoduc chauffé géant en Ouganda-Tanzanie mené par TotalEnergies...
Une semaine avant les législatives 2022, on a fait un chœur devant l’Assemblée nationale car on avait la sensation que l’écologie était inexistante dans cette campagne. On est alors contactés par un membre de StopEACOP pour une action à VivaTech**. Déguisés en étudiants de commerce, en costume, avec eux, face aux dirigeants de TotalEnergies, notamment son directeur de la communication, notre Dies Irae de Mozart les interrompt. Cette pièce très religieuse représente l’apocalypse. Et personne ne nous arrête. Au contraire ! Silence. Lumières sur nous, les techniciens pensant que c’est prévu. Et puis slogans des activistes, le message passe. Le bug ! En salle, le public se tait quand les musiciens entrent, en manif ou en action, on impose le silence seulement lorsqu’on se met à jouer. Ça nous rappelle aussi que ce qui est important n’est pas uniquement ce que l’auditoire va entendre, mais ce qu’il ressent.
Qu'est-ce qu'on peut dire avec la musique qu'on ne peut dire autrement ?
Devant un discours, l’attention est dirigée vers son objet, alors que sans paroles, elle est tournée vers soi. Avec la musique, les gens se taisent et se parlent à eux-mêmes, réfléchissent en eux. On aime créer des réflexions. On va par exemple jouer quelques mesures très émouvantes, les gens ont presque envie de pleurer, et boum ! on arrive avec un sujet très concret. Nous réfléchissons à ce que pourrait être auditivement une révolution. Il y a là un mélange entre de la politique pure, actuelle, concrète, et un rêve. Notre rôle est de produire un frottement entre ces deux mondes, de forcer une faille dans la pensée toute faite…


Quel est votre cursus ?
J’ai fait 10 ans de conservatoire, et de la clarinette. À 18 ans, je suis allé en prépa littéraire et pendant 2 ans, j’ai totalement arrêté la musique. J’étais dans une bande de potes où on était tous un peu musiciens et on a décidé de faire un concert hommage pour mon papa décédé. C’était la première fois que je dirigeais. On a continué pendant deux ou trois mois à jouer ensemble. Avec un noyau de 20 ou 30 personnes très soudées, on s’est rendu compte qu’on avait envie de créer quelque chose de particulier, pas un orchestre classique. Nous suivions énormément l’actualité politique. On a senti qu’on pouvait toucher les gens et de là, on a décidé de créer l’Orchestre du nouveau monde.
Qui compose l'orchestre ?
Nous maintenant 70 musiciens réguliers, entre 17 et 26 ans, essentiellement parisiens, plus d’autres qui nous rejoignent ponctuellement. Nous partageons les mêmes rêves politiques, le même socle de valeurs, et l’envie de transformer notre pratique de la musique. Seul un tiers est pro. Un autre tiers travaille dans le domaine artistique et a une pratique musicale semi-pro. Et le dernier tiers est composé d’amateurs ! Cette pluralité est capitale pour nous et rend l’orchestre moins parfait, plus humain, plus vivant.
Comment diriger un orchestre mouvant dans l'espace et dans sa composition humaine ?
Souvent, les chefs d’orchestre ont leurs habitudes, tandis que moi, la situation me met au défi de m’adapter à chaque fois. Je dois faire en sorte que les nouveaux ou les amateurs sent l’énergie, qu’ils aient envie de répéter, et ne se sentent pas jugés. En même temps, il faut que les anciens et les pros aient le sentiment d’aller plus loin que la fois précédente et s’amusent eux aussi. C’est passionnant de tenter d’atteindre cet équilibre. C’est musicalement assez fou de monter des pièces pour des musiciens aussi différents et qui, par-là, vivent des émotions inattendues, parviennent à des expériences qu’ils n’imaginaient pas vivre.
Il y a beaucoup de liberté interprétative avec votre méthode...
Je crois que c’est aussi parce que j’ai la chance de ne pas avoir fait de cursus de direction : je me fiche complètement des codes. L’orchestre est un peu dans le même esprit : on n’a rien à prouver. On transforme, on superpose des pièces, on les fait se désaccorder. Si la musique classique meurt, c’est qu’on pense qu’il faut sans cesse reproduire des interprétations intouchables.
Comment décidez-vous des causes pour lesquelles s'engager ?
Nous perfectionnons sans cesse nos systèmes de décision. Nous avons rédigé un manifeste qui nous oriente, dit qui on est, on où va, comment on se présente et les constats que nous partageons sur le monde de la musique classique et les enjeux politiques. Nous formons des groupes de travail. Nous fonctionnons par pôles. L’un défend les questions écologistes, l’autre les questions féministes, et un autre celles liées à l’enfance, par exemple.
Quel a été l'un des moments les plus forts pour l'orchestre ?
L’action devant le siège du Rassemblement national le 3 juillet 2024. Après la dissolution, j’ai proposé de jouer Maréchal nous voilà devant, quand un ponte du parti en sortait. Il y avait un enjeu à transmettre émotionnellement la portée historique de ce qui se passait. On a découvert qu’un résistant, Julien Clément, avait écrit une parodie de cet hymne. Il avait promis une musique à la gloire de Pétain et au dernier moment, avait changé les paroles. C’est devenu un acte et un hymne antifasciste. Julien Clément est mort en prison pour cette musique.
Comment mesurez-vous si vous avez atteint vos objectifs sur une action ?
Que l’on soit applaudis fort ou doucement, comment mesurer l’appréciation des auditeurs ? Notre façon d’évaluer le succès, c’est de voir si ceux qui sont loin de nous, ceux qui n’aimaient pas ou ne connaissaient pas la musique classique, ceux qui étaient peu ou pas politisés, et même ceux qui sont complètement fachos, sont touchés. On voit ce qu’ils ressentent quand on joue. Il y a beaucoup de discussions d’humain à humain, et c’est important, parce que les chiffres et les vues sur les réseaux sociaux, c’est une médaille de dopamine, mais ce n’est pas une quantification politique très valide.


Si vous étiez...
... Un instrument
Un orgue : ça peut reproduire tous les sons de l'orchestre.
... Un compositeur
Florence Price, une compositrice et pédagogue du début du XXe siècle, première femme afro-américaine à avoir fait jouer une de ses symphonies par un orchestre majeur aux États-Unis. Sa musique est remplie de spiritualité, de nature et de combat contre l'injustice.
... Un milieu naturel
Un petit étang en Camargue, proche de la mer, calme et abritant faune et flore.
... Un arbre
Un cerisier, magnifique au printemps, et pour Le Temps des cerises.
... Un son non produit par l'humain
Le bruit du vent en montagne, qui fait parfois peur et qui chante un peu !
... Un animal
Une cigogne noire, un oiseau migrateur qui vit en petit groupe. J'aime que le voyage soit un rituel.
*Association de défense des forêts en France et dans le monde.
**Rendez-vous des start-up, grands groupes, investisseurs et dirigeants autour de l'innovation.
Propos recueillis par Gaïa Mugler-Thouvenin.
Article extrait du n°135 de CULTURE BIO, le mag de Biocoop, distribué gratuitement dans les magasins du réseau, dans la limite des stocks disponibles.